Valentine Reymond texte catalogue Moutier 2005
JEUX DE CONSTRUCTION
par Valentine Reymond
L’oeuvre de Romain Crelier s’affirme dans des formes et des volumes simples qui s’imposent par leur présence inéluctable. Ses interventions dans l’espace et ses volumes sont gouvernés par le principe de la construction. Ils oscillent entre le statut de sculpture et celui d’architecture, ou plus récemment celui du mobilier.
Dès sa formation à la Schule für Gestaltung de Bâle, de 1987 à 1990, Romain Crelier cherche à dialoguer avec l’architecture du lieu où il expose. Il estime que créer un objet sans relation avec le lieu équivaut à l’activité «d’un bijoutier qui fait du grand format». Dans un dépôt désaffecté, il place ainsi un tapis de plâtre qui perturbe l’espace par son emplacement en biais et qui isole des éléments architectoniques existants (pilier, rampe d’escalier), les transformant en sculptures (ills. - installations / un décalage). Son intervention entre en résonance avec l’architecture tout en la perturbant. L’artiste suit le même principe en 1991 dans le couloir de l’ancienne abbaye de Grandgourt (ill. installations / décalage et plâtre). Des parallélépipèdes en bois recouverts de plomb, posés sur des papiers graphités sous plaques de verre, se succèdent en diagonale sur le sol et se prolongent à l’extérieur du couvent. Le contact physique avec l’architecture s’établit par les reflets des voûtes et de la lumière extérieure, diffusés par les feuilles de graphite.
Romain Crelier diversifie son dialogue avec l’architecture. Même un objet unique, posé au sol, qui paraît à première vue autonome s’y réfère. C’est le cas d’une sorte de tunnel (ill. 2 - installations / décalage et plâtre) en plâtre qui évoque le conduit invisible de la cheminée devant laquelle il est placé. Construit sur le mode d’une spirale, il se déroule comme un fragment, une section de quelque chose de plus grand. Ce principe du fragment, ou du module répété tel le parallélépipède de Grangourt, joue un rôle important chez Romain Crelier. Il permet de donner à ses oeuvres une valeur de proposition plutôt qu’une dimension définitive. Dans plusieurs séries d’objets ou de reliefs (ills. - installations / décalage et plâtre - sculpture-objet / plâtre peint / 4E / architecture), l’artiste a développé ce principe du module de base répétitif - une forme simple qui ne varie que par des détails ou par son orientation. Le mode de la répétition a été adopté par des artistes minimalistes comme Donald Judd ou Frank Stella pour se distancer de la composition traditionnelle, qui donne plus de valeur à certaines parties de l’oeuvre qu’à d’autres. Mais Romain Crelier l’utilise aussi comme un jeu de construction, où il combine les modules, un processus qui évoque l’architecture. Dans une oeuvre récente, l’imbrication de chaises invite le spectateur à imaginer d’autres variations possibles (ills. - sculptures-objet / chaises).
Romain Crelier est aussi intervenu dans l’espace public avec des oeuvres placées en extérieur, qui complètent ou commentent l’architecture existante. Sur la tour des Fours à chaux de Saint-Ursanne, en collaboration avec Arno Hassler et Stéphane Montavon, il a construit en 2002 un phare qui signale ce lieu, animé par des concerts et des expositions, loin à la ronde (ills. -installations / le phare). La situation paradoxale de ce phare, dans un lieu entouré par les montagnes, très éloigné de la mer, lui donne une dimension étrange et poétique. Il semble faire écho, de loin, à une poche d’eau de mer, vieille de 300 millions d’années, qui vient d’avoir été retrouvée dans la région. Si Romain Crelier est ici intervenu directement sur l’architecture, il l’accompagne et la commente dans un projet récent pour le bâtiment administratif de la rue de la Jeunesse à Delémont (ills. -installations / unplusunégaltrois). Posé le long du bâtiment, son parallélépipède en béton paraît à première vue être un objet indépendant du lieu où il est placé. Mais son volume, qui est la réduction au dixième du gabarit du bâtiment, rappelle les proportions de l’architecture. De plus, sa forme oblongue et son coloris rouge évoquent un matériau de construction comme la brique, tout en créant un contraste avec le vert du bâtiment. «Ma démarche est presque de la sculpture en sens inverse. Je suis parti d’un objet architectural pour réaliser une sculpture qui est abstraite, mais qui contient cette référence au gabarit de l’architecture», explique l’artiste. Cette intervention minimale, incisive et directe, montre la maturité de la démarche de Romain Crelier dans son dialogue avec l’architecture.
Posés directement au sol, les objets de Romain Crelier évacuent le socle traditionnel du domaine de la sculpture, un principe adopté par les constructivistes russes à partir de 1916-17. Descendus de leur piédestal, ses objets s’intègrent dans l’espace réel. Mais l’artiste peut aussi citer, sur un ton ironique, une forme d’art traditionnel. C’est le cas du tableau de chevalet, dans une série d’oeuvres réalisées avec de l’huile de vidange (ills. - installations / sept carrés noirs -sculptures-objets / carré noir). Versée entre deux verres encadrés de plomb, l’huile de vidange devient un superbe monochrome noir, à la profondeur étonnante. Le déchet change de statut et devient oeuvre d’art. Il est là pour être admiré au lieu d’être méprisé. Mais il suggère aussi un risque, un danger. Le verre pourrait casser, et l’huile se déverser aux pieds du spectateur. C’est ce que suggère le bac de rétention posé au sol, dont la grandeur est proportionnelle à la quantité d’huile contenue dans le «tableau».
L’intérêt de Romain Crelier pour le noir provient de sa pratique de la gravure. Il utilise l’eau-forte, l’aquatinte ou l’héliogravure en jouant sur les valeurs du noir au blanc. Cet intérêt se traduit aussi par des dessins au graphite d’une densité de noirs et de gris exceptionnelle. Son premier recours à ce médium remonte à son installation pour le couloir de l’ancienne abbaye de Grangourt, en 1991. Le papier graphité grossièrement, posé sous les parallélépipèdes, servait principalement à un effet miroir. Parallèlement, il réalisait à Paris des dessins indépendants. Et depuis lors, il a créé plusieurs séries dans cette technique. «C’est devenu une sorte de fil conducteur pour mon travail» souligne l’artiste (ills. - dessins / graphite). Sur le papier, parfois huilé au préalable, Romain Crelier procède par un geste répétitif du crayon. Durant quatre ou cinq jours d’affilée, il poursuit ce principe obsessionnel jusqu’à ce qu’il ait abouti à une certaine densité de la matière. Enserré dans des formes courbes ou se développant sur toute la surface de la feuille, le graphite paraît alors s’animer, se gonfler. Il acquiert une présence physique aussi forte qu’un volume posé dans l’espace. «Ce type de travail demande une appréhension directe. Il n’y a pas de point de fuite, le spectateur est placé devant une qualité de dessin. Soit il passe devant sans le regarder, sois il s’y arrête, y entre, s’y laisser happer», comme l’explique l’artiste.
La relation avec le spectateur est, on le voit, une chose importante pour Romain Crelier, et elle le devient de plus en plus. Depuis quelques années, il cherche à créer un lien plus direct entre ses objets et le spectateur, en citant des éléments de notre quotidien. Pas n’importe quels éléments, bien sûr, mais ceux qui sont liés à l’architecture. En dehors des chaises, déjà citées, fauteuils ou bibliothèques (ills. - Installations / bibliothèque) nous renvoient directement à nos intérieurs domestiques, à des volumes et des dimensions que nous connaissons bien. Mais leur forte et lourde présence, due au béton brut utilisé par l’artiste, les rend étranges et les met en retrait par rapport à leur fonction habituelle. S’agit-il de pièces de mobilier ou de «sculptures» comme leur titre l’indique? Romain Crelier joue sur l’ambiguïté du statut de ces objets pour interroger le spectateur. Par le matériau utilisé, il leur donne une dimension architecturale. Et il crée de nouveaux espaces en combinant fauteuils et bibliothèques dans le lieu d’exposition. Une sorte d’architecture, sans mur, à l’intérieur de l’architecture.
Le thème majeur de la sculpture traditionnelle était la figure humaine. Elle engageait ainsi le spectateur à se projeter dans l’oeuvre. Romain Crelier fait renaître aujourd’hui par un autre biais, la dimension architecturale ou domestique, une relation familière et physique entre le spectateur et ses œuvres.
ENTRETIEN
Comment en es-tu venu à utiliser le béton pour tes sculptures récentes, et à faire référence au mobilier?
Entre 1999 et 2002 je n’ai pratiquement pas réalisé d’objet. J’ai fait beaucoup de gravure. Je n’avais plus envie de continuer avec l’huile de vidange, et je me suis donné le temps pour chercher un nouveau matériau. C’était aussi l’époque où j’ai installé mon atelier actuel, et où j’ai dirigé l’Espace d’art contemporain ‘‘les halles’’ de Porrentruy. Ensuite, pour mon exposition chez Yves Riat (Courant d’Art, Chevenez, 2002), j’ai eu envie de montrer quelques volumes. Le béton m’intéressait depuis pas mal de temps, et j’ai décidé de réaliser dans ce matériau un objet banal, identifiable tout de suite, même confortable puisqu’il s’agit d’un fauteuil, et de l’intituler «sculpture». Je le propose donc comme sculpture et non comme une pièce de mobilier, je le mets en retrait par rapport à sa fonction habituelle, je joue avec lui. C’est ce que j’ai aussi fait par la suite avec la bibliothèque (ill. -installation / bibliothèque). La question qui m’intéresse c’est de savoir jusqu’à quel degré c’est de la sculpture, et jusqu’à quel degré c’est un objet quotidien. L’idée du fauteuil m’a permis d’entrer dans l’univers domestique et de créer un rapport plus direct avec le public. Je referai une installation avec des fauteuils en béton au Musée jurassien des Arts de Moutier, mais cette fois-ci il y en aura un à l’extérieur.
Dans cette référence à l’univers domestique dans ton oeuvre il y a les ampoules, les fauteuils, les bibliothèques, les chaises...
Oui. Depuis deux ou trois ans, j’ai voulu me distancier d’un univers de création trop abstrait en réalisant des objets qui ont un lien plus direct avec le public, et qui sont plus ambigus au niveau de leur statut. Pour prendre l’exemple des chaises en bois, c’est une proposition qui se situe entre la sculpture et le meuble (ills. -sculpture-objet /chaises). C’est une sculpture construite avec des éléments qu’on associe habituellement à des chaises. Cela permet de créer le doute dans l’esprit du spectateur. D’ailleurs, dans des pièces antérieures où il y avait une dimension architecturale, je faisais aussi le lien avec le réel.
Pour cette œuvre, je suis parti d’un module très simple, une chaise, et suis arrivé à inspirer le doute dans l’esprit des spectateurs sur le nombre de chaises qu’il y a dans l’œuvre. Certains m’ont dit qu’ils ont vu trois chaises, d’autres cinq. Cela fait partie du jeu. L’idée du jeu est importante pour ma création. Je pars souvent d’un module que je peux multiplier, avec lequel je peux jouer comme avec une brique de LEGO. Cela me permet de ne pas créer quelque chose de définitif, de rester dans une idée de proposition. Le spectateur qui s’intéresse à une de mes œuvres, peut ainsi éventuellement s’imaginer reconstruire quelque chose d’autre avec les mêmes éléments. Le fait de créer plusieurs éléments de même format, et de les combiner comme des modules dans une construction, permet de mettre en porte-à-faux l’idée de sculpture figée pour l’éternité.
La référence à l’architecture joue-t-elle un rôle dans ce type de travail?
Oui, dans le sens où ces chaises sont à échelle humaine. Non, parce que je ne choisis pas toujours le lieu dans lequel elles seront exposées. Bien sûr, l’architecture joue un grand rôle quand je fais un travail in situ.
En ce qui concerne l’ampoule, j’ai voulu traiter un autre élément essentiel pour mon travail, la lumière, qui est primordiale dans les arts visuels. C’est parfois bien de l’utiliser au pied de la lettre, comme je l’ai fait avec cette ampoule en plomb placée devant un caisson lumineux. En inversant simplement la fonction des objets, on arrive à une réflexion sur l’image. Ici, au lieu d’éclairer le tableau, l’ampoule en plomb absorbe la lumière qui vient du tableau. L’inversion permet de donner une lisibilité plus directe aux choses. Dans une version héliogravée de ce thème, ce processus apparaît comme un négatif, alors que ce n’est pas le cas (ill. page de couverture). Cela provoque un doute chez le spectateur. J’ai conçu cette œuvre comme une simple inversion des choses. L’ampoule n’éclaire pas mais est éclairée.
L’ampoule est en plomb, les chaises sont en bois, tu as utilisé à chaque fois des matériaux différents. Mais tu as construit tes «fauteuils» et tes «bibliothèques» dans une seule technique, le béton. Est-ce pour créer un lien plus fort entre ces objets?
Le fauteuil en béton était le premier élément de la référence au mobilier. Dès le départ, j’ai pensé faire ensuite, une bibliothèque, une table, un lit, et ainsi de suite dans le même matériau, en introduisant à chaque exposition un élément supplémentaire. Le fauteuil seul était encore un objet. Mais, dès que j’ai introduit la bibliothèque, cela a créé un espace (ills. - installations / bibliothèque). Par la suite, je pourrai recréer une chambre dans un espace, même dans une grande salle d’exposition, sans monter de mur. L’idée d’un lieu intime ne sera suggérée que par la seule présence des meubles en béton. Avec toujours l’idée du béton en kit, démontable.
Est-ce que tu varies les types, les styles de fauteuils?
Non. Je ne m’intéresse pas aux différents styles de fauteuils. Je fais référence à un archétype, immédiatement identifiable. Et j’évite l’impression de réexposer plusieurs fois le même objet, en l’associant à chaque fois avec d’autres pièces de mobilier ou en le disposant différemment dans l’espace. Ici, au Musée jurassien des Arts de Moutier, je mettrai deux fauteuils et une bibliothèque, comme je l’ai fait au Kunstpanorama de Lucerne en 2004. Mais étant donné la configuration du lieu, cela sera complètement différent. Je placerai un fauteuil dehors, sur un socle pour qu’il soit à la même hauteur que le sol de la salle d’exposition. Donc, je recréerai un espace en associant l’intérieur et l’extérieur. La réalisation de ces pièces que je fais moi-même prend beaucoup de temps. Chaque élément a son coffrage.
Pour quelle raison as-tu choisi le béton? Parce qu’il est utilisé dans l’architecture, pour sa couleur, son poids?
J’aime la qualité du béton. J’utilise un mélange standard, sans colorant dans la masse, pour qu’on l’identifie tout de suite comme du béton. C’est un matériau qui dégage l’énergie que l’artiste met pour le manipuler. J’ai pensé à faire un fauteuil en bois, mais je risquais de tomber dans un usage établi. Le béton est habituellement utilisé en extérieur. Cela me permet d’interroger le spectateur par rapport à l’objet. Le béton est aussi connoté plutôt négativement dans notre société. C’est un peu comme l’huile de vidange, cela m’intéresse de travailler avec un matériau commun, plutôt qu’avec des matières plus luxueuses comme le bois ou le bronze. De plus, le béton crée directement une référence à l’architecture. Cela m’a frappé avec les deux bibliothèques que j’ai installées à Bex cet été (exposition Bex et Arts, domaine de Szilassy, Bex). Evidemment, la forme de la bibliothèque renvoie aussi à l’architecture, mais le matériau, sa présence, jouent un grand rôle. Enfin, le béton m’intéresse parce qu’il faut le travailler en négatif, sur le coffrage. Le résultat est donc différé, comme dans le processus de la gravure. Cela laisse beaucoup de place à la conception.
Je mets en évidence le caractère démontable des pièces de mobilier pour souligner la structure. Mais cela me permet aussi de travailler seul. Je peux couler les éléments et les déplacer moi-même, puisqu’ils ne dépassent jamais cinquante kilos.