Marco Rampini texte catalogue Moutier 2015
POUR ROMAIN
par Marco Rampini
Romain, je l’appelle Romain, c’est un ami, vous me pardonnerez donc cette familiarité. Nous nous sommes connus au hasard d’une cohabitation de quelques mois à Bâle en 1987. C’est-à-dire, juste avant les premiers travaux présentés ici. Lui était étudiant à l’école des beaux-arts, moi j’étais en stage dans un bureau d’architecture. Depuis cette heureuse rencontre, malgré les années et la distance, nous nous sommes revus, sporadiquement, mais toujours avec un plaisir renouvelé. C’est lors de mes visites, passant quelques jours chez lui dans le Jura, que je découvrais et suivais son travail par petits aperçus. Entre-temps, je recevais fidèlement des cartons d’invitation pour ses expositions. Je n’ai pas toujours pris le temps d’aller les voir, mais c’était chaque fois comme une bonne nouvelle. Un signe, avec parfois une image, qu’il poursuivait sa pratique de la sculpture, de la gravure, du dessin.
Si je vous dis cela ce n’est pas pour vous ressasser un hypothétique bon vieux temps, ni vous raconter des histoires personnelles déplacées, ne vous inquiétez pas. C’est pour vous expliquer ce que je fais ici à vouloir vous parler des travaux de Romain. Et puis, c’est à Romain qu’il faudrait le demander. C’est lui qui m’a proposé d’écrire un texte pour ce catalogue. Bien sûr, avec plaisir, j’ai accepté. Alors, n’en parlons plus.
Alors surtout, cela a été une occasion de passer à nouveau du temps ensemble et de parler un peu. Car, indépendamment des apéros que nous avons pu prendre, des affinités que nous avons, des intérêts que nous partageons ou de celui personnel que je porte à son travail, avec Romain j’ai aussi toujours eu un grand plaisir à discuter de son travail justement. Lors de mes visites, nous avons chaque fois pris un moment dans son atelier où il me montrait ce qu’il avait fait, ce qu’il faisait. A l’atelier, quasi clandestin qu’il avait d’abord dans la cave de la maison et maintenant, dans celui bien spacieux qu’il s’est construit dans la grange attenante, parmi les tables, les presses, les papiers, … enfin dans l’atelier quoi, il sortait quelques gravures de leurs cartables, expliquait une sculpture sur une photo ou avec une maquette, montrait un dessin encadré pour une récente expo. Je regardais, demandais, écoutais.
En quelques phrases qui décrivent des intentions, des matières, des effets, en quelques rythmes brièvement scandés, pa pa pa, ou bien parfois, tac tac, il exprime ce qu’il a fait, ce qu’il a recherché. Et puis, il y a aussi ses silences chercheurs, ses interrogations, je crois, et ses acquiescements ponctuations. Ouais. Voilà. C’est ça. C’est cela que j’aimerais pouvoir vous retranscrire, ce phrasé économe, bien personnel. Vous voyez, cette manière concrète et sobre avec laquelle il dit son travail, ses travaux. C’est cela qui pourrait rendre compte du temps que s’accorde son regard quand il revient sur ce qui a été fait, de l’intensité de ce regard qui scrute et semble découvrir encore. C’est cela qui pourrait rendre compte aussi de l’engagement de sa pensée qui replonge dans le travail, qui cherche et tente de l’exprimer. A l’écouter, il y a comme une adéquation entre des paroles et les choses. Les mots ne cherchant pas à faire illusion sur les choses, mais essayant vainement, tant bien que mal, de les dire. De son travail il en parle bien, c’est-à-dire, je trouve, d’une manière appropriée, alors si vous en avez l’occasion, engagez la conversation.
Et pour ma part, que puis-je vous dire? Tout d’abord que c’est bien en écoutant parler Romain, en visitant son atelier, en regardant son travail, en entrant donc un peu dans ce monde que je me suis rendu compte que tout cela, ses sculptures, ses gravures, ses dessins, c’est une question de matière. Qu’il s’agit d’abord, je crois, d’un travail de la matière, des matières. Que les travaux de Romain relèvent d’une relation instinctive, physique, intelligente avec les matières pour leur donner forme, pour produire des formes.
Et voilà, j’y viens déjà, aux formes. Car c’est bien à la présence physique, matérielle, brute, de formes, soit sur la feuille, soit dans l’espace, que je suis soumis devant les travaux de Romain. Par leurs dimensions, grandes ou petites d’ailleurs, par leurs proportions, par leurs sournoises simplicités, comme par évidence et en toute sérénité, ces formes imposent leur autonomie statique, leur force propre, leur masse intrinsèque. Cette masse, comme en physique, comprise comme la quantité de matière d’un corps avant que la gravité ne lui donne son poids. Et puis, ces formes elles reviennent, se retrouvent, s’engendrent. Elles sont reprises d’une technique à l’autre. Elles se déclinent, sont retravaillées. Elles se transforment par altération, de nouvelles viennent se joindre qui déjà sont assimilées. Elles forment famille. Je les reconnais et j’ai appris à les aimer. Au-delà des techniques utilisées et des matières travaillées, je vois comme une hérédité des formes, dans les travaux de Romain.
Il faut maintenant quand même que je vous précise encore ceci. Que tout ce que j’ai eu l’occasion de voir par bribes au cours des ans, comme je vous l’ai dit, que les travaux dont ce catalogue donne un large aperçu, finissent par constituer un univers qui se tient. Ils forment comme un jeu entre les techniques, les matières, les formes, un jeu avec ses évidences et ses pistes brouillées. D’ailleurs, la dimension ludique n’est jamais très loin des travaux de Romain. Un jeu qui se complète ou se dévoile avec chaque nouvelle pièce ou série de pièces. Et par cette patiente dynamique de recherches et d’expériences se créent des renvois, des résonances, des réminiscences. Qu’elle puisse continuer. Bien sûr, me direz-vous, que cela forme un ensemble cohérent etc. etc., c’est la moindre des choses. Mais c’est maintenant que je peux l’apprécier et c’est à Romain qu’il a fallu tenir la distance, aboutir, reprendre, continuer. Un peu d’indulgence donc pour celui qui s’accorde à prendre le temps qu’il faut pour que tout cela existe et qui prend encore le risque de l’exposer. Bien entendu aussi, c’est à un ego consentant que nous devons notre plaisir d’esthète, alors pas trop de soucis non plus.
Je pourrais encore vous dire quelques mots sur les nuances, les tonalités, sur la finesse du grain des héliogravures et la densité du graphite des dessins, sur les reflets et le mat, sur les noirs foncés et les noirs clairs, sur le gris du zinc, du plomb, du béton, sur le blanc du plâtre, des papiers, bref quelques mots sur ce monde de contrastes et de valeurs. De même, sur les matières, outre le plaisir de leur beauté brute, je pourrais vous évoquer les liens qu’il serait possible de faire, entre l’huile de vidange et celle pour entretenir les presses à épreuve, entre l’acier de ces belles machines d’impression et celui des sculptures, entre le plomb des fontes typographiques récupérées et celui de l’ampoule moulée, puis photographiée pour le cliché d’une héliogravure, ou encore entre les néons de l’atelier et ceux des gravures, ou bien des installations.
Mais là, par contre, je resterai plus allusif, pour laisser intactes les intrigues de certaines images, pour ne pas grossièrement dévoiler ce qui produit cette perte de repère qui découle des jeux qu’opère Romain avec les matières et les techniques et qui, par cela, interroge le regard au-delà de ce qui lui est donné à voir. Sur le rapport sculpture - mobilier, sachez seulement que, avec Romain, je suis parfaitement convaincu qu’il s’agit bien là de sculpture. Et n’allez pas mesquinement penser que je le dis par complaisance ou, comme il est trop souvent sommairement admis, parce que l’artiste lui-même l’affirme.
Si je m’étais encore un peu plus étendu sur l’artiste, je m’en serais tenu à vous copier ce que nous dit Petit Robert, que c’est une «personne qui pratiquait un métier, une technique difficile», car j’aime bien cette première définition que j’aurais mise au présent. Mais alors je me serais éloigné du propos, j’aurais dû conclure avant.
Voilà un peu ce que je sais vous dire ou ce que j’aurais eu envie de vous dire de ce que j’ai vu du travail de Romain, vous voyez …. enfin, à vous de voir.