Jean-René Moeschler
Hommage au travail de Romain Crelier, sculpteur de Chevenez, à l’occasion de la remise du Prix de la Fondation Joseph et Nicole Lachat, le 20 décembre 1997, à Asuel.
Crelier est habité d’une richesse sourde, archaïque, qui, exprimée, témoigne de son entière implication dans le présent. Sa conscience de contemporain engagé est ébranlée en permanence, le rendant responsable et agissant. Il faut le voir essayer de cerner, avec gestes et paroles, les signes qui en émanent. Il sait l’existence des forces qui l’habitent, il use de patience, égrappe avec parcimonie, puis échafaude les plans du pressoir et des barriques de métal et de verre. Il sait la lenteur de la maturation, et installe alors tous les dispositifs pour cristalliser sa pensée. On sent les fermentations de la vie et les respirations aérobies, la passion pour la qualité des sensations, l’amour du lieu et une satisfaction à jouir de ce qui est bien.
La route vers la connaissance des plus petites choses - non pas la prise de conscience de leur existence, mais l’intégration de tous les facteurs qui les lient à leur genèse, leur mise en situation dans le contexte général et particulier, l’appréciation de leurs qualités intrinsèques, la compréhension de leur structure, de leur mode d’action émotionnelle, de leur place dans le champ de la mémoire et leur capacité d’interrogation de notre statut de mortel - est celle de l’Art. Cette route le constitue, et l’artiste ajoute une attitude originale à son service, et sa quête le relie à l’Histoire: l’authenticité l’exige. Son acte créateur le révèle.
Crelier met en place, dispose et impose; de son regard inquisiteur et inquiet, un brin narquois, émane le noir, la plus mystérieuse des couleurs, parce qu’elle les absorbe toutes. Noir de graphite, de suif, des encres, de l’huile de vidange, des oxydes. Ces noirs, chauds ou froids, rassurants ou menaçants, l’artiste les convoque dans ses grands dessins, dans ses gravures, dans ses installations fossilisant la mécanique des fluides.
Sur ses grands papiers huilés, selon un rituel gestuel contenu, il remplit de manière systématique des formes imposées par la réflexion, génératrice du mouvement des tracés concentriques guidés obsessionnellement. La mine noire glisse sur la surface grasse en quête d’absolu; et de minimale, l’oeuvre devient globale, miroir de notre ambiguïté entre la ratio et le pathos, mais aussi entre le projet et la saveur du chemin qui mène à son expression plastique.
Archéologue des structures de sa conscience, Crelier trouve des formes archétypales, des signes d’une culture entre plein et vide, entre écriture et allusion architecturale ou référence à sa propre iconographie. La dimension mentale prime aussi, mais affirme les allusions au vécu.
Nous avons donc à constater la richesse retenue d’une oeuvre, les potentialités d’un artiste qui, conscient, réfléchit et organise sa vie pour préserver et exprimer ses qualités créatrices. Et son travail témoigne de cet engagement physique, au sens où le corps y participe par sa spatialité; conceptuel, au sens où les formes sous-entendent les possibles d’un état en devenir, en dehors de tout romantisme; finalement artisanal, au sens où l’artiste affirme les modes de fabrication, les procédés élevés au rang de vertus.
Les cuves du sculpteur contiennent les huile de la vidange des moteurs, et absorbent l’énergie lumineuse, cimetières de l’activité industrielle et capteurs de l’énergie vitale: à nous d’en faire la photosynthèse. L’énergie potentielle est démontrée, installée au mur ou suspendue sur les chevalets métalliques. Bacs d’accumulation d’énergie mécanique, mais aussi recel de l’activité passée des machines. Apparaît alors le concept: Crelier met en cause la valeur nulle de l’énergie cinétique, fait croire à la stabilité du système , mais installe le doute par la présence des bacs de rétention virtuelle. L’huile, fluide inquiétant et noir, chargé progressivement d’énergie lumineuse, donc dans un système en déséquilibre, menace. Ainsi, le spectateur est amené à ressentir l’accroissement de la quantité d’énergie, et surtout à avoir le pressentiment de sa transformation de potentielle en cinétique. L’inexorable n’est vérifiable que par celui qui engage sa pensée, et met en jeu son capital émotionnel. Donc, chez Crelier tout semble être figé, mais il nous oblige à comprendre que seule la probabilité d’un mouvement impossible matériellement, mais induit en nos sens, fait l’oeuvre. Mouvements ondulatoires et capture des photons, dans et hors du visible, mouvement physique et enfermement dans les formes, statique du fluide et démonstration de sa pesanteur et, surtout, de la résistance que l’objet lui oppose.
Au passage, Crelier synthétise encore tout son concept lorsqu’il bâtit ses boîtes: emballage du vide, affirmation de l’acte de construire artisanal, référence à son alphabet formel entre Autun et Byzance, entre confins orientaux et rive du ponant. Finalement mémoire vive de son architecture intérieure et miroir de sa pensée.
Crelier est un philosophe plasticien, il relie, par un choix exigeant, des matériaux atemporels aux formes ataviques, et nous implique dans ses sélections par la forte vibration des conflits tranquilles qu’il capture. A nous d’y puiser pour mettre notre pensée en mouvement.
Nous sommes convaincus que l’expression de son engagement passé et présent, est garante de lendemains prometteurs et sommes heureux de témoigner, par l’octroi du Prix 1997, de la Fondation Lachat, de notre volonté de soutenir la démarche de Romain Crelier.
Jean-René Moeschler, artiste peintre